Doc Stoeger est le propriétaire-rédacteur en chef-rédacteur tout court du Carmel City Clarion, une feuille de chou locale qu'il a du mal à alimenter en informations palpitantes car, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il ne se passe pas grand-chose dans cette petite communauté. Ce jeudi soir, comme tous les autres depuis vingt-trois ans, c'est le moment du bouclage et Doc touche le fond du désespoir quand on lui annonce qu'il ne peut plus faire sa "une" sur la vente de charité de l'église qui vient d'être annulée.
Pour soigner sa morosité, il va boire au bar de Smiley où il a ses habitudes, dispute des parties d'échecs avec le jeune Al Grainger et se plonge dans les trésors de sa bibliothèque, en particulier l'oeuvre de Lewis Carroll pour laquelle il nourrit une passion quasi-maniaque. Il est même l'auteur d'une monographie intitulée Lewis Carroll de l'autre côté du miroir. Mais Doc, "cinquante-trois ans, raté de génie, et comme héros et comme journaliste", se voit mal finir ses jours dans la routine qui l'accable pour ensuite "passer une éternité à jouer de la harpe en épuçant ses ailes blanches". Il donnerait tout pour qu'il se produise quelque chose de marquant, qu'il pourrait relater dans son journal.
Il va être servi. Au cours de cette nuit vont se concrétiser ses rêves les plus fous ; il va assister à une incroyable succession d'événements - morts violentes, poursuite avec la police et... chasse au Jabberwock -, le tout dans une ambiance hallucinatoire.
Ce roman, l'un des plus célèbres du prolifique Fredric Brown (1906-1972) est un parfait condensé de son univers, à la frontière des trois genres qu'il a abordés dans son oeuvre : fantastique, science-fiction et bien sûr policier. Livre inclassable, La nuit du Jabberwock est une expérience de lecture jubilatoire à tout point de vue, qui comblera les amateurs de littérature noire (nombre de péripéties reprennent des motifs du roman et du film noirs), les amateurs de fantastique et de mystère policier (l'étrangeté n'empêche pas une explication rationnelle), et enfin, et surtout, les amoureux de Lewis Carroll, figure tutélaire dont les thèmes et personnages parcourent le livre sous forme de citations, d'emprunts ou allusions.
La richesse intertextuelle de La nuit du Jabberwock en fait un livre totalement à part. Les niveaux de lecture en sont multiples, ce qui n'exclut pas un plaisir romanesque intense et immédiat. Fredric Brown - grand nouvelliste par ailleurs - maîtrise à la perfection l'art de la construction de l'intrigue et de la chute, et écrit dans un style épuré que rehaussent toutes les facettes de l'humour. Il brosse aussi dans ce roman le portrait sociologique d'une petite ville américaine et aborde la réalité du métier de journaliste qu'il connaissait bien pour avoir travaillé comme correcteur dans la presse. Par delà le côté loufoque et surréel, il aborde le problème du choix de l'information, de l'éthique qui devrait guider le journaliste, partagé entre souci de vérité et désir de sensationnel. La nature du réel et de la fiction est évidemment la question de fond que pose l'auteur ; il y apporte une réponse élégante et originale, avec la subtilité d'un vrai regard poétique qui affirme la nécessité fondamentale de l'imaginaire.
Décès :11-3-1972
(Mort il y a 52 ans à l'âge de 66 ans)
Pays : Etats-unis
Fredric Brown (1906-1972) a tardivement débuté dans la littérature par des romans policiers,
avant de donner à la science-fiction quelques-unes des oeuvres les plus drôles et les plus
sarcastiques du genre. L'Univers en folie, Martiens, go home !, mais aussi ses nombreuses
nouvelles, sont de petits bijoux d'humour et d'invention qui le placent parmi les auteurs cultes
de la science-fiction américaine.